j svankmajer, interview par fs (en français)


1) le surréalisme en France est fortement rattaché à la figure de Breton, c'est-à-dire à un surréalisme lyrique, idéaliste, qui mythifie la féminité, et finalement est une synthèse du Symbolisme et du Dadaïsme. De toute évidence, votre Surréalisme est très différent ; pourriez-vous en décrire pour le lecteur français les bases théoriques, philosophiques ?

Le surréalisme tchèque n’est pas passé par le Dadaïsme. C’est étonnant mais Dada n’a pas marqué l’avant-garde tchèque des années 1920 et 1930. Et ceci en dépit du fait que nous sommes le pays de Hašek et qu’en général l’humour tchèque est assez proche de Dada. Le surréalisme tchèque s’est « développé » à partir du Poétisme et les futurs protagonistes du surréalisme tchèque (Jindřich Štyrský, Karel Teige) pendant longtemps n’ont pas caché certaines réserves qui les ont tenus éloignés du Surréalisme, réserves qui se sont notamment exprimées par rapport au premier Manifeste de Breton. Ce n’est qu’avec la rédaction du second manifeste du Poétisme et du Second manifeste du surréalisme qu’un certain langage commun a été trouvé. Une partie des poétistes tchèques, Vitězslav Nezval à leur tête, ont alors fondé en 1934 le groupe des Surréalistes en Tchécoslovaquie. À cela, a également contribué le fait que les surréalistes parisiens s’étaient alors rapprochés des thèses marxistes. L’avant-garde tchèque était fortement marquée à gauche et très engagée politiquement. 

Pourtant, malgré ce rapprochement, un certain recul ou une interprétation propre du surréalisme ont continué à perdurer ici. Les Tchèques, par exemple, ne se sont jamais adonnés à l’automatisme psychique. Les peintres Štyrský et Toyen s’en tenaient au « modèle intérieur » et l’automatisme de la création (tel qu’il put être appliqué par Miró par exemple) était assez loin d’eux. De même, le recours à l’hermétisme est une chose qui n’a pratiquement joué aucun rôle dans le surréalisme tchèque d’avant la Seconde Guerre mondiale.

Le surréalisme d’après-guerre, sous la pression des événements politiques, a ensuite pris un caractère fortement sarcastique et cynique, comme une défense contre une réalité absurde et monstrueuse.

2) Que pouvez vous dire de votre prochain film, bien qu'il ne soit pas terminé ? (notamment les techniques utilisées, le rôle de l'animation)

La technique n’est certainement pas la chose la plus importante d’un film, ni ce qui devrait en déterminer le caractère, néanmoins, je pense que la technique que j’ai utilisée dans le film Survivre sa vie a pas mal influencé le film lui-même, ainsi que le travail qui a été mené sur celui-ci. L’idée d’utiliser dans le film des photographies animées des acteurs est venue au départ d’une nécessité. Nous n’avons pas trouvé suffisamment d’argent pour tourner un film joué de façon classique. L’intrigue du film se déroule dans de nombreux décors extérieurs et cela coûte toujours très cher (locations, transports, catering... etc ). L’utilisation de photographies nous a donc permis de tourner l’intégralité du film dans notre atelier. Mais bientôt il s’est avéré que les photographies, même si nous leur avons appris à parler, ne pouvaient pas tout jouer. Elles ne pouvaient pas rendre, par exemple, la fine psychologie de l’expression. C’est pourquoi, certains passages du film ont dû être joués par les acteurs. La stylisation choisie a permis de filmer ces passages joués, en plans moyens et en gros plans, dans l’atelier, devant un fond photographique. C’est ainsi qu’est née une combinaison entre film joué et film animé, qui, je pense, n’a pas encore été utilisée. Est-ce à l’avantage du film ? Je suis pour l’instant incapable d’en juger. 

3) Vous avez dit que le processus créatif, qui doit être tout d'abord libératoire, était beaucoup plus important que le résultat final. Or vos films, comme vos gravures, vos œuvres tactiles sont d'une exigence, d'une précision et d'une densité incomparables. Comment ce double phénomène, apparemment contradictoire, se déroule-il dans votre processus de travail ? (si la question n'est pas claire : y a t'il des œuvres inachevées, ou des travaux complètement non artistiques ? inversement, y a t'il quelque chose de l'ordre de l'exercice, de l'exploration formelle ?)

Le processus créatif peut être comparé à une opération magique. Il se passe là des choses essentielles. Le processus de création doit garder une telle position « exceptionnelle », sinon il sombre dans un travail commun et épuisant, auquel ne nous rattache que l’espoir d’un résultat. Lorsque le processus créatif est « réel », il devient un chemin riche en aventures inattendues qui vous redonnent de l’énergie et le résultat incertain n’est alors plus une chose si importante en soi. Mais vous ne pouvez procéder de la sorte que dans le cadre d’une œuvre imaginative où c’est justement la force de l’imagination qui est décisive et où le résultat ne sert que comme un simple maillon de la chaîne ou comme un détonateur permettant de déclencher l’imagination du spectateur, ou comme une source d’inspiration pour un nouvel acte créateur. Plus la chaîne imaginative du processus créateur est longue et plus l’atmosphère magique est dense. Mais nous sommes ici dans une toute autre dimension que dans la sphère artistique. Ici, les expérimentations formelles ou les discussions sur l’esthétisme ou le non-esthétisme sont absolument nulles et non advenues.

4) "tendre vers la synesthésie", (décalogue) comment ? par exemple ?

La synesthésie est quelque chose qui me fascine. Il est probable que jadis cette manière complexe de percevoir le monde était vraiment mis en œuvre. La synesthésie est une sorte de transmutation des sens. Comment peut-on la développer ? Je ne sais pas. Peut-être en ayant recours à des actes créateurs hors du commun, telle la transmutation alchimique. J’ai tenté d’atteindre cet état à travers quelques expériences, par exemple celle de la « Perversion pour les cinq sens » ou celle de la « Morphologie de la peur ». La synesthésie est pour moi comme une sorte d’étoile qui me guide et vers laquelle je me dirige.

5) Vous insistez sur la nécessité de ne pas s'asservir à une technique, de ne pas se spécialiser dans une pratique, avez-vous l'impression d'avoir expérimenté dans tous les domaines artistiques, tels que le roman, la scène, la musique (comme Dubuffet), la lumière ? Où placez vous vos priorités, dans votre activité ?

Je pense qu’à l’époque actuelle qui dégorge de spécialistes professionnels pour chaque chose, il est indispensable de cultiver la « non-spécialisation ». C’est en elle que réside la liberté. Il ne faut pas craindre d’être accusé de dilettantisme ou d’infantilisme. Les surréalistes ont toujours proclamé que la poésie n’était qu’une. 


(traduit du tchèque par Anna Pravdová et Bertrand Schmitt).
L’auteur du Brave soldat Švejk ndt.




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